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  • Éloge de Frans De Haes

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    Éloge de Frans De Haes

    prononcé par Daniel Cunin

    le 15 mai 2024 à Gand

     

     

    Madame le Président, chère Leen,

    Cher Frank,

    Chers consœurs & confrères,

    Chers Amis,

    Chères Léah & Anna,

    Cher Frans De Haes,

     

    Leen Van Dijck, directeur de la KANTL

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisVoici un quart de siècle, je n’aurais pu imaginer me tenir un jour en ce lieu et encore moins m’adresser à vous, Frans. Français encore peu familiarisé avec la Belgique, je ne connaissais tout simplement pas, à l’époque, l’existence de la KANTL, l’Académie Royale de Langue et de Littérature Néerlandaises ; de surcroît, je n’avais encore jamais entendu parler du Bruxellois Frans De Haes. Ceci jusqu’au jour de 1999, cher Frans, où vous avez pris la plume pour vous livrer à l’une de vos activités, à savoir la critique littéraire. C’est ainsi que j’ai découvert votre nom en bas d’une recension publiée dans le périodique culturel Septentrion, recension portant sur un volume collectif de plus de 900 pages auquel je venais, à côté de quatre consœurs, de collaborer en tant que traducteur. Il s’agit de l’Histoire de la littérature néerlandaise éditée par la maison Fayard. J’avais eu l’honneur de traduire des chapitres écrits par deux universitaires élus membres de l’Académie à la fin de la même année, à savoir Anne-Marie Musschoot et Jaap Goedegebuure. Ayant reçu de vive voix, pour mon travail, les chaleureux compliments des éditeurs parisiens, je ne m’attendais pas à subir les foudres de la critique. Pourtant, dans votre recension, Frans, vous ne me ménagiez aucunement : vous me reprochiez de manier un français « franchement désastreux », d’aligner du « charabia », et j’en passe… Le droit de réponse que j’avais demandé à Septentrion m’ayant été refusé, quelques années se sont écoulées avant que je ne me rabiboche avec l’équipe rédactionnelle et reprenne ma collaboration avec cette revue. En d’autres mots, cher Frans, vous avez sans le savoir joué un certain rôle dans mon parcours de traducteur… mais aussi de lecteur.

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisEn effet, une petite voix intérieure a dû me souffler : pourquoi ne pas tirer un peu de positif de pareille mésaventure ? Ayant fait connaissance avec votre patronyme, j’ai été tenté de découvrir, non pas, je l’avoue, vos propres publications, mais l’œuvre poétique de votre père, Jos De Haes (1920-1974). Et quelle découverte ce fut ! Cette figure talentueuse et marquante des lettres néerlandaises du XXe siècle ne pouvait manquer de marquer de son sceau le garçon que vous étiez et qui a vu le jour à Bruxelles le 26 janvier 1948. Après vous, vos parents accueilleront deux autres fils. Vous grandissez entre le flamand paternel et le parler bruxellois maternel tout en fréquentant un enseignement en néerlandais. Mais grâce à certains membres de votre famille et à de fréquentes vacances dans les Ardennes, vous vous familiarisez avec la langue française.

    Votre choix d’étudier la philologie romane était-il une façon de prendre une certaine distance avec la figure paternelle ? Quoi qu’il en soit, il n’a signifié ni rejet ni rupture, puisque Jos vous a ouvert les portes de la radio flamande où il travaillait pour que vous y fassiez des émissions sur les lettres belges d’expression française. Vos études à Namur et à Louvain une fois terminées, vous devenez assistant à la Katholieke Universiteit Leuven alors que la scission entre néerlandophones et francophones est encore toute fraîche. Il règne là un climat que vous n’appréciez guère. Aussi choisissez-vous d’être professeur de français dans d’autres établissements avant de quitter pour de bon l’enseignement. Pendant trente ans, vous serez attaché scientifique aux Archives et Musée de la Littérature. Cette carrière dans les bâtiments de la Bibliothèque Royale de Bruxelles ne vous dégoûte pas des livres, des frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisrevues non plus que des divers manuscrits que produisent les écrivains, cette gent curieuse qui ne cesse d’ajouter des textes à tous ceux écrits par ses prédécesseurs siècle après siècle. Non, ces montagnes de publications ne vous rebutent pas, puisque vous déployez, parallèlement à votre métier et grâce à une culture bilingue qu’il m’arrive d’envier, nombre d’activités dans le domaine des belles-lettres : ainsi, pendant deux décennies, vous co-dirigez le périodique Courrier du Centre international d’Études poétiques et, au fil du temps, vous livrez nombre de contributions aux revues L’Infini, Les Lettres romanes, Tel Quel, Dietsche Warande en Belfort ou encore Septentrion pour n’en citer que quelques-unes.

    En schématisant un peu, on pourrait dire que votre parcours d’essayiste en langue française est rythmé par une trinité : Isidore Ducasse, Dominique Rolin et Philippe Sollers… Au comte de Lautréamont (1846-1870), vous consacrez en effet votre mémoire de fin d’études, un siècle après sa mort, ainsi qu’une petite dizaine d’articles qui trahissent une passion toujours vivante. La qualité de votre mémoire : Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont. Histoire d’une Renommée et État de la Question incite d’ailleurs les éditions Duculot à le publier.

    Plus impressionnants encore, vos écrits portant sur Dominique Rolin (1913-2012), à commencer par Les Pas de la Voyageuse. Dominique Rolin (2006), un livre foisonnant récompensé à juste titre, pour ses qualités stylistiques, par le Prix triennal de littérature française de la Ville de Tournai (2010) ainsi que par le prix Emmanuel Vossaert de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises (2009). Un membre de l’Académie Royale de Langue et de Littérature néerlandaises distingué par sa sœur jumelle bruxelloise, est-ce souvent arrivé ? À cette pionnière étude systématique de l’œuvre de l’écrivaine bruxelloise s’ajoute une kyrielle d’essais tant antérieurs que postérieurs. Autant de textes qui témoignent, en plus d’une rare connaissance de la prose en question, d’une amitié née alors que, devenu papa d’une petite fille, vous avez rendu visite à la romancière afin de l’interviewer pour votre programme radiophonique.

     

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    Après la mort de Dominique Rolin, Philippe Sollers (1936-2023) vous a confié le soin de publier et d’annoter un choix des nombreuses lettres qu’il a adressées au cours d’un demi-siècle à cette femme au talent et au charme incomparables à laquelle l’a lié une longue et plus ou moins secrète passion amoureuse. Vos propres liens avec Sollers ont d’ailleurs résulté dans la parution d’un volume d’entretiens : Le Rire de Rome. Entretiens avec Frans De Haes (Gallimard, 1992). Et tout naturellement, peu après la disparition de Sollers lui-même, vous avez donné une contribution au volume Hommage à Philippe Sollers (Gallimard, 2023).

    À ces trois auteurs renommés, ajoutons l’Anversois André Baillon (1875-1932), le bibliothécaire Georges Bataille (1897-1962) et le nonagénaire Marcelin Pleynet avec lesquels vous cultivez certaines affinités et sur lesquels vous avez écrit à plusieurs reprises. Vos rares essais en néerlandais semblent d’ailleurs confirmer une prédilection pour des écrivains considérés comme « hermétiques » : après Lautréamont et ce même Georges Bataille, vous abordez en effet Paul Celan (1920-1970), Arthur Rimbaud (1854-1891) ou encore Maurice Blanchot (1907-2003)… Outre André Baillon, toute une pléiade d’écrivains belges d’expression française sont passés sous votre plume admirative ou sous votre scalpel critique, qui faisant l’objet d’un exposé biographique dans un dictionnaire, qui se voyant gratifié d’une recension. Impossible de les énumérer. Je m’abstiens tout autant d’énumérer les dizaines, voire les centaines de poètes flamands et néerlandais dont vous avez transposé des vers en français au cours de près d’un demi-siècle. Je me contente de mentionner un recueil de notre confrère Stefaan Van den Bremt, une plaquette de la petite-fille de Stijn Streuvels, Jo Gisekin, et deux éditions de la tant regrettée Marleen de Crée (1941-2021).

     

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisToutefois, la langue néerlandaise est loin de satisfaire le traducteur en vous : je relève dans votre bibliographie des traductions de poèmes allemands, espagnols, anglais, turcs, sanskrits et… hébreux. Le néerlandais demeurant trop proche de vous, vous avez éprouvé le besoin d’explorer d’autres terres, d’autres livres et, en fin de compte, le livre des livres. Ainsi, alors que je me plongeais dans le moyen néerlandais et les œuvres écrites en brabançon par de grandes et de grands auteurs mystiques (Hadewijch, Ruusbroec…), vous vous affirmiez, pour votre part, comme un hébraïsant soucieux de faire découvrir au lecteur francophone des poètes tels que le vizir et rabbin andalou du XIe siècle Samuel Ha-Naguid (Guerre, amour, vin et vanité, 2001) et l’Israélien T. Carmi (1925-1994). Stimulé par cet homme et ami qui aura lui aussi été une balise dans votre quête spirituelle et votre épanouissement littéraire, vous décidez, à plus de quarante ans, de parfaire vos connaissances en suivant des études d’hébreu à l’Institut Martin Buber (Université Libre de Bruxelles). De cette nouvelle passion, mariée à une remarquable persévérance et favorisée par un départ anticipé à la retraite, vont résulter maintes traductions et maints commentaires de textes bibliques – entre autres le Cantique des Cantique –, une production soutenue que le fidèle Philippe Sollers accueille, entre 2001 et 2018, dans sa revue L’Infini. Parallèlement, les éditions Lessius donnent au lecteur deux de vos volumes : en 2012, Le Rouleau des Douze. Prophètes d’Israël et de Juda et, en 2019, Le Rouleau d’Ézéchiel, des traductions abondamment annotées et enrichies chacune d’une solide introduction. Sans doute la partie la plus époustouflante de votre activité de traducteur, du moins le traducteur en moi a-t-il tendance à le penser.

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisLes versets bibliques, en même temps qu’une certaine sensualité mêlée d’érudition, résonnent d’ailleurs dans votre poésie. Ainsi qu’« un certain branle-bas de cœur et de corps » comme l’a formulé votre confrère et compatriote récemment disparu, Guy Goffette (1947-2024). À toutes les publications que je viens d’évoquer, il convient en effet d’ajouter sept plaquettes ou recueils de poésie de votre main, en langue française, dont la parution s’échelonne entre 1979 et 2015. Pour Bréviaire d’un week-end avec l’ennemi (Le Cormier, 1982), vous recevez le Prix triennal de poésie de la Communauté française 1984-1987. Écoutons l’un de vos courts poèmes tiré d’un recueil plus récent, Au signe du seul vivant (2015) : « Lumine et unda / yeux noirs fesses vives / seins lourds avec trace d’ongle / deux plis au ventre / le rire au fond de la gorge après / dix et dix baisers dans la bouche / rimmel sur les draps froissés / riche averse fertile / dites / lumine et unda. » Images érotiques et bibliques, un emprunt au philosophe dominicain Giordano Bruno (1548-1600) : l’eau-lumière, matière première de la création, mais aussi une légère dose d’humour et d’énigmatique fondus en seulement dix vers !… Une surprenante confluence d’éléments familiers, voire désinvoltes, et de données cryptiques place bien souvent votre lecteur devant un réel défi. Une question me traverse alors l’esprit : votre poésie pour fins amateurs a-t-elle été jamais transposée en néerlandais ou en hébreu ?

     

    Depuis l’an 2000, vous êtes membre de la prestigieuse assemblée qui nous accueille en ce jour. En plus d’y avoir tenu quelques conférences ou d’y avoir présenté l’œuvre de la poète Jo Gisekin, vous vous y êtes manifesté en dirigeant pendant une dizaine d’année le jury décernant le prix du meilleur essai.

    D. Cunin s’adresse à F. De Haes

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poésie,traduction,flandre,belgique,néerlandaisSi je prends votre place, sachez que je ne vous pousse pas pour autant dehors : vous demeurez le bienvenu, à présent en tant que membre d’honneur. Aujourd’hui où il m’est donné de prendre la parole entre ces murs, force m’est de reconnaître que l’Académie Royale de Langue et de Littérature Néerlandaises, bien qu’elle n’offre pas l’immortalité, présente quelques avantages par rapport à l’Académie française. Point besoin de postuler pour être élu – ce qui épargne bien du temps et bien des obligations –, point besoin d’acquérir un sabre incrusté de pierres précieuses et un costume brodé hors de prix. La KANTL n’offre-t-elle pas de surcroît au nouvel élu l’opportunité de prononcer une sorte de nécrologie de son prédécesseur… en présence de ce dernier ? Car je vous préfère, Frans, bien vivant parmi nous et ne vous tiens aucunement rigueur du fait que notre toute première prise de contact ne se soit pas déroulée sous les meilleurs auspices.

    Je crois savoir que vous avez un nouveau grand chantier biblique en cours. Le Livre d’Isaïe ne compte pas moins de 66 chapitres ! Que le temps – mais de quel temps parle-t-on au juste en langue hébraïque ? – vous soit donné de le mener à bien. Et cela fait, pourquoi ne pas envisager entre nous un complet rapprochement autour d’une traduction française de l’œuvre poétique de Jos, votre père ?

    La balle est dans votre camp.

     

    Je vous remercie.

     

    Daniel Cunin

     

     

  • Laudatio voor Frans De Haes

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    Laudatio voor Frans De Haes,

    uitgesproken door Daniel Cunin te Gent op 15 mei 2024

     

     

    Mevrouw de Voorzitter, beste Leen,

    Beste Frank,

    Waarde collega’s,

    Dames en Heren,

    Lieve Léah & lieve Anna,

    Beste Frans De Haes,

     

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poëzie,vertalingEen kwarteeuw geleden kon ik niet vermoeden dat ik ooit op deze plaats het woord zou voeren, laat staan dat ik het tot jou zou richten, Frans. Als Fransman die nog niet goed met België vertrouwd was, had ik namelijk nog nooit van de KANTL gehoord en nog minder van de Brusselaar Frans De Haes. Dat laatste veranderde toen jij, beste Frans, jouw pen van literair criticus ter hand nam. Zo ontdekte ik jouw naam onder een recensie in het cultureel tijdschrift Septentrion, een recensie van een boek van meer dan 900 pagina’s waaraan ik als vertaler, met vier vrouwelijke collega’s, had meegewerkt. Het boek in kwestie, gepubliceerd door Fayard in 1999, was getiteld: Histoire de la littérature néerlandaise. Ik had de eer de hoofdstukken te mogen vertalen van twee academici die aan het eind van datzelfde jaar tot lid van de KANTL werden verkozen, namelijk Anne-Marie Musschoot en Jaap Goedegebuure. Nadat ik, in levenden lijve, door de Parijse uitgevers warm was geprezen voor mijn werk, verwachtte ik niet de toorn van de critici te moeten ondergaan. Maar in je recensie, Frans, kraakte je me af: je beschuldigde me ervan ‘ronduit rampzalig Frans’ (un français ‘franchement désastreux’) te schrijven, ‘koeterwaals’ (‘charabia’) te spuien enzovoort… Het recht op antwoord dat ik bij Septentrion had aangevraagd werd me geweigerd, dus het duurde een paar jaar voordat ik het kon bijleggen met de redactie en mijn samenwerking met het tijdschrift hervatte. Met andere woorden, beste Frans, je hebt onbewust een bepalende rol gespeeld in mijn ontwikkeling als vertaler… en ook als lezer.

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poëzie,vertalingWant een innerlijk stemmetje heeft me toen ingefluisterd: waarom niet iets positiefs halen uit zo’n tegenslag? Nu ik jouw familienaam kende, kwam ik in de verleiding om, ik geef het toe, niet jouw eigen publicaties te ontdekken, maar wel het poëtische werk van jouw vader, Jos De Haes (1920-1974). En wat een verbluffende ontdekking! Deze getalenteerde en invloedrijke man uit de twintigste-eeuwse Nederlandse literatuur kon niet anders dan zijn stempel drukken op de jongen die het licht zag in Brussel op 26 januari 1948. Na jou kregen je ouders nog twee zonen. Je groeide op tussen het Brabants van jullie vader en het Brussels van jullie moeder, terwijl je, op school, onderwijs in het Nederlands kreeg. Maar dankzij bepaalde familieleden en regelmatige vakanties in de Ardennen raakte je ook vertrouwd met de Franse taal. Was jouw beslissing om Romaanse filologie te gaan studeren een manier om afstand te nemen van je vader? Het betekende in ieder geval geen afwijzing of breuk, want Jos opende de deuren van het Vlaamse radiostation waar hij werkte, zodat jij programma’s kon maken over Franstalige Belgische schrijvers. Na je studies in Namen en Leuven werd je assistent aan de Katholieke Universiteit van die laatste stad, in een tijd dat de kloof tussen Nederlandstaligen en Franstaligen nog heel vers was. Bijgevolg beviel jou het klimaat daar niet. Je koos ervoor om ergens anders als leraar Frans te gaan werken voordat je besloot afscheid van het onderwijs te nemen. Vervolgens ben je dertig jaar lang wetenschappelijk attaché geweest bij de Archives et Musée de la littérature. Een loopbaan in defrans de haes,daniel cunin,kantl,poëzie,vertaling gebouwen van de Koninklijke Bibliotheek in Brussel, waar je nooit je enthousiasme bent verloren voor boeken en tijdschriften, net zomin als voor de handschriften die schrijvers produceren, dat wonderlijke slag mensen dat nooit ophoudt teksten toe te voegen aan de geschriften die hun voorgangers, eeuw na eeuw, aan het papier hebben toevertrouwd. Nee, al deze bergen publicaties benamen je bepaald niet de lust om, naast jouw beroep en dankzij een tweetalige cultuur waar ik soms jaloers op ben, actief te blijven op het gebied van de belles-lettres: gedurende twee decennia was je mede-uitgever van het tijdschrift Courrier du Centre international d’Études poétiques en in de loop der jaren heb je talrijke bijdragen geleverd aan de periodieken L’Infini, Les Lettres romanes, Tel Quel, Dietsche Warande en Belfort en Septentrion, om er maar een paar te noemen.

     

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poëzie,vertalingSamenvattend zouden we jouw carrière als Franstalig essayist kunnen herleiden tot een drie-eenheid: Isidore Ducasse, Dominique Rolin en Philippe Sollers... Jouw eindscriptie wijdde je aan de eerste, oftewel de Comte de Lautréamont (1846-1870), de auteur van Les Chants de Maldoror, precies een eeuw na zijn dood; daarnaast schreef je een tiental artikelen over hem, bijdragen die al met al een passie verraden die nog steeds springlevend is. De kwaliteit van je scriptie: Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont. Histoire d’une Renommée et État de la Question was voor uitgeverij Duculot aanleiding tot publicatie.

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poëzie,vertalingNog indrukwekkender zijn je geschriften over Dominique Rolin (1913-2012), om te beginnen Les Pas de la Voyageuse, Dominique Rolin (2006), een piekfijn boek dat dankzij zijn stilistische kwaliteit terecht de Driejaarlijkse Prijs van de Stad Doornik voor Franse Literatuur (2010) en de Prijs Emmanuel Vossaert van de Académie Royale de Langue et de Littérature françaises (2009) won. Hoe vaak is een lid van de Koninklijke Academie voor Nederlandse Taal en Letteren door haar Brusselse tweelingzus geëerd? Deze eerste systematische studie van het werk van de Brusselse schrijfster werd aangevuld met een groot aantal essays. Naast een zeldzame kennis van het proza van Dominique Rolin, getuigen al deze teksten van een hechte band. De vriendschap tussen jullie begon op de dag toen jij, inmiddels vader geworden van een dochtertje, de romanschrijfster ging interviewen voor je radioprogramma.

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poëzie,vertalingNa haar dood vertrouwde Philippe Sollers (1936-2023) jou de taak toe om een selectie te publiceren en te annoteren van de ontelbare brieven die hij gedurende een halve eeuw aan deze vrouw van onvergelijkbaar talent en charme gestuurd had; een lange, ‘geheime’ liefdesrelatie verenigde namelijk deze twee auteurs. Jouw eigen band met Sollers leidde in 1992 tot de publicatie van een bundel interviews bij uitgeverij Gallimard: Le Rire de Rome. Entretiens avec Frans De Haes. En natuurlijk heb je onlangs, na de dood van Sollers zelf, een bijdrage geleverd aan het boek Hommage à Philippe Sollers (Gallimard, 2023).

    Naast deze drie voorname figuren vermeld ik nog de Antwerpenaar André Baillon (1875-1932), de bibliothecaris Georges Bataille (1897-1962) en de negentigjarige Marcelin Pleynet, schrijvers met wie jij een zekere affiniteit hebt en over wie je meermaals hebt gepubliceerd. Je niet zo talrijke essays in het Nederlands lijken je voorliefde voor schrijvers die als ‘moeilijk’ worden beschouwd te bevestigen: na artikelen over Lautréamont en Georges Bataille hebt je immers je aandacht op Paul Celan (1920-1970), Arthur Rimbaud (1854-1891) en Maurice Blanchot (1907-2003) gericht… Naast André Baillon is een hele reeks Franstalige Belgische schrijvers door je bewonderende pen geprezen of aan je kritische ontleedmes geregen, sommige als onderwerp van een biografische schets in een encyclopedie, andere als lijdend voorwerp van een recensie. Het is onmogelijk om ze allemaal op te noemen. Ik zal evenmin een opsomming geven van de tientallen, zo niet honderden Vlaamse en Nederlandse dichters wier verzen jij in de loop van bijna een halve eeuw in het Frans hebt omgezet. Ik verwijs alleen naar een bundel van onze collega Stefaan Van den Bremt, een plaquette van Stijn Streuvels’ kleindochter Jo Gisekin en twee uitgaven van de betreurde Marleen de Crée (1941-2021). 

     

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poëzie,vertalingHet Nederlands bevredigt echter bij lange na niet de vertaler in jou: ik noteer in je bibliografie vertalingen van Duitse, Spaanse, Engelse, Turkse, Sanskriet en... Hebreeuwse gedichten. Omdat het Nederlands te dicht bij je bleef, voelde je de behoefte om andere landen, andere boeken en, uiteindelijk, het boek der boeken te verkennen. Met andere woorden, terwijl ik me verdiepte in het Brabants van de grote Middeleeuwse mystieke auteurs, liet jij je gelden als hebraïst en wilde je Franstalige lezers kennis laten maken met dichters als de elfde-eeuwse Andalusische vizier en rabbi Samuel Ha-Naguid (Guerre, amour, vin et vanité, 2001) en de Israëli T. Carmi (1925-1994). Gestimuleerd door deze man die een vriend werd, alsook een nieuw baken in je geestelijke zoektocht en je literaire ontwikkeling, zette je je op drieënveertigjarig leeftijd aan de vervolmaking van je Hebreeuws, als student aan het Martin Buber Instituut (Université Libre de Bruxelles).

    Deze nieuwe passie, gecombineerd met een opmerkelijk doorzettingsvermogen en bevorderd door een vervroegd pensioen, heeft geresulteerd in talrijke vertalingen en commentaren van Bijbelse teksten – waaronder het Hooglied. Een gestage productie die de trouwe Philippe Sollers, tussen 2001 en 2018, in zijn tijdschrift L’Infini verwelkomde. In dezelfde periode publiceerde uitgeverij Lessius twee dikke delen: in 2012, Le Rouleau des Douze. Prophètes d’Israël et de Juda en, in 2019, Le Rouleau d’Ézéchiel, geannoteerde vertalingen, elk voorzien van een degelijke inleiding. Zonder twijfel het meest verbazingwekkende en belangwekkende onderdeel van je activiteit als vertaler, dat denkt althans de vertaler in mij...

     

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    Bijbelse verzen, en een zekere sensualiteit vermengd met eruditie, resoneren in jouw eigen poëzie. Ook ‘un certain branle-bas de cœur et de corps’, zoals niemand minder dan Guy Goffette het formuleerde. Naast alle publicaties waar ik net naar heb verwezen, zijn er immers, tussen 1979 en 2015, zeven bundels Franstalige poëzie van jouw hand verschenen. Voor Bréviaire d’un week-end avec l’ennemi (Le Cormier, 1982) heb je de Driejaarlijkse Poëzieprijs van de Franse Gemeenschap 1984-1987 ontvangen. Uit een recentere bundel, Au signe du seul vivant (2015), citeer ik een kort gedicht: ‘Lumine et unda / yeux noirs fesses vives / seins lourds avec trace d’ongle / deux plis au ventre / le rire au fond de la gorge après / dix et dix baisers dans la bouche / rimmel sur les draps froissés / riche averse fertile / dites / lumine et unda.’ Erotische en Bijbelse beelden, een verwijzing naar de materie ‘licht-water’ volgens de dominicaner filosoof Giordano Bruno (1548-1600), een lichte dosis humor en mysterie samengebracht in slechts tien regels… Een verrassende samenloop van alledaagse elementen en cryptische gegevens stelt niet zelden de lezer voor een echte uitdaging. Een vraag rijst: werd je poëzie voor fijnproevers ooit in het Nederlands of in het Hebreeuws vertaald?

    Frans De Haes

    frans de haes,daniel cunin,kantl,poëzie,vertalingSinds 2000 ben je lid van deze prestigieuze assemblee. Naast het houden van een aantal voordrachten en het presenteren, voor haar leden, van het werk van de dichteres Jo Gisekin, ben je ook betrokken geweest bij de jury voor het essay, waar je tien jaar lang voorzitter van bent geweest. Hoewel ik je plaats inneem, zet ik je niet op straat: je blijft maar al te welkom als erelid. En nu ik de kans krijg om binnen deze muren te spreken, moet ik toegeven dat de Koninklijke Academie voor Nederlandse Taal en Letteren – ook al worden we hier in Gent niet onsterfelijk – zekere voordelen biedt ten opzichte van de Académie française. Je wordt als lid van de KANTL verkozen zonder je kandidaat te hoeven stellen: het scheelt veel tijd en veel verplichtingen. Je wordt niet gedwongen een met edelstenen ingelegd zwaard of duur geborduurd pak aan te schaffen. Bovendien krijgt het nieuwe lid de mogelijkheid om een soort ‘In Memoriam’ uit te spreken over zijn voorganger… in aanwezigheid van deze laatste! Het verheugt me zeer, Frans, dat je nog springlevend onder ons bent, en ik neem je absoluut niet kwalijk dat ons allereerste contact, al die jaren geleden, niet onder een gelukkig gesternte plaatsvond. Ik hoorde dat je weer een groot Bijbels project hebt lopen. Het Boek Jesaja telt niet minder dan 66 hoofdstukken! Moge je de tijd krijgen – maar wat stelt de tijd voor in de Hebreeuwse taal? – om het tot een voorspoedig einde te brengen. En als je dat eenmaal gedaan hebt, waarom zou je dan niet een volledige toenadering tussen ons overwegen rond een Franse vertaling van het poëtische werk van Jos, jouw vader?

    Het antwoord is aan jou.


    Ik dank u allen.

     

    Daniel Cunin

     

     

  • Discours de réception

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    Discours de réception de Daniel Cunin

    à l’Académie Royale de Langue

    et de Littérature néerlandaises (KANTL),

    prononcé par Frank Willaert à Gand le 15 mai 2024

     

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    KANTL, Gand, 15 mai 2024 (photo : Piet Verdonk) 

     

     

    Chers consœurs et confrères,

    Mesdames et messieurs,

    Chers amis et parents de Daniel,

    chère Anna,

    bien cher Daniel,

     

     

    Depuis 2018 et l’entrée en vigueur d’un nouveau décret, notre Académie (la KANTL) se trouve dans l’heureuse situation de pouvoir désormais nommer en son sein, comme membres « à plein titre » et non plus seulement comme membres « étrangers », des universitaires et des auteurs de nationalité étrangère, pour autant qu’ils sont – je cite l’article 8 du texte en question – « actifs en Belgique dans le domaine de la langue et de la littérature néerlandaises, par leur fonction ou leur présence dans le débat public ».

    Frank Willaert

    FRANK WILLAERT - PHOTO.jpegNous pouvons sincèrement nous réjouir de cette généreuse ouverture : en plus de mettre fin à un manque d’égards vis-à-vis de littérateurs et de chercheurs non moins méritants que leurs homologues belges, elle signifie un enrichissement pour l’Académie elle-même. En effet, les membres d’origine étrangère sont particulièrement bien placés pour attirer notre attention sur des évidences trompeuses ou des choses qui finissent par nous échapper, à nous Flamands de souche, dès lors que nous abordons notre langue et notre littérature.

    Hadewijch, Liederen, edition V. Fraeters, F. Willaert & L.P. Grijp

    LIEDEREN - HADEWIJCH - COUV NL.pngEt si quelqu’un possède les qualités en question, c’est bien toi, Daniel. En tant que traducteur français d’œuvres néerlandaises, tu poses manifestement un œil aiguisé sur des phénomènes qu’un néerlandophone ne perçoit plus parce que ceux-ci lui paraissent aller de soi. Il peut s’agir de choses en apparence banales, comme – pour reprendre un exemple que tu mentionnes dans un entretien – ces mots courts qui fourmillent dans notre langue : nog, wel, even, dan, al, ook ou maar, et qui, en français, ne peuvent, dans bien des cas, être restitués correctement que par un usage créatif de la syntaxe. Cela donne parfois un texte plus littéraire, plus élégant peut-être, mais aussi plus précieux et sans doute moins direct que l’original néerlandais. Ce n’est probablement pas un hasard si le français connaît l’expression : « C’est de la littérature » quand on cherche à qualifier un discours un peu trop nébuleux ou artificiel. Prenons encore – pour retenir cette fois un problème que nous avons rencontré alors que tu traduisais notre édition des Liederen (Chants) de Hadewijch – le simple fait que le désuet minne ainsi que liefde sont tous les deux féminins alors que le mot « amour », leur équivalent français, est un masculin. Comment dès lors traduire un vers comme Die minne es joncfrouwe ende coninghinne (L’Amour est damoiselle et reine) ? Mais, bien entendu, les défis que j’évoque ici dépassent la langue et la littérature ; ils couvrent la culture dans son ensemble. Les Pays-Bas, raconte-tu dans une interview, sont pour toi, comme pour Baudelaire dans son « Invitation au Voyage », la Chine de l’Europe. « Tout y est différent de ce que je connaissais. La langue, la culture, la mentalité, les paysages… » Cette affirmation m’amène à poser la question suivante : quelle est ta perception de la Flandre, de la Belgique, celles-ci si différentes des Pays-Bas ? Sans doute t’entendrons-nous un jour évoquer cela, et tu me vois curieux de savoir à quel pays exotique tu nous compareras.

    Hadewijch, Les Chants, (Albin Michel, 2022)

    CHANTS - HADEWIJCH - COUV.pngC’est précisément dans la fascination qu’entraîne la rencontre de l’Autre que peut naître l’amour, qui est toujours, après tout et en même temps, un désir de connaître cet Autre. Significatif à ce sujet est ce que tu m’as rapporté un jour à propos des prémices de ton amour pour le néerlandais : c’est la rencontre, pendant tes études à Aix-en-Provence, de deux ravissantes Hollandaises qui les ont déclenchés. De peur de paraître trop curieux, je n’ai pas osé te demander si ton engouement valait aussi pour ces jeunes filles, ou uniquement pour les Pays-Bas et pour le néerlandais. Je me plais à imaginer que c’était et pour ces derniers et pour elles deux. Après tout, quand on tombe amoureux, tout ce qui a trait à l’être aimé ne devient-il pas beau ? Certes, les amourettes passent, mais le véritable amour demeure. On ne peut l’étouffer ni le taire, il déborde sur les autres. Ainsi en est-il allé dans ton cas. Ton amour pour le nouveau monde que tu découvrais, tu n’as pu le garder pour toi, tu as brûlé de le communiquer à des proches et à des amis français. En conséquence, tes travaux de traduction sont – bien plus qu’un simple moyen de subsistance –, une œuvre d’amour, au sens propre du terme.

    Aix - place 4 dauphins.jpg

    Aix-en-Provence, place des Quatre-Dauphins

    Or, pareil amour ne se laisse pas apprivoiser. Quiconque consulte ton blog pour passer en revue les travaux en question ne peut qu’être épaté par leur abondance et leur variété. Le nombre d’auteurs que tu as transposés est pour ainsi dire illimité ; maints d’entre eux sont d’ailleurs membres de la KANTL. Pour ne pas tomber dans une trop longue énumération, je me contente de citer les romanciers et les poètes parmi nous : Annelies Verbeke, Stefan Hertmans, Anne Provoost, Koen Peeters, Willy Spillebeen, Patrick Lateur, Geert Buelens et Luc Devoldere. Mais tu ne te limites pas aux contemporains. Traducteur des Chants de Hadewijch (XIIIe siècle), que tu admires tant, tu es devenu un véritable ambassadeur en France de cette poétesse mystique. « Rares sont les pages, écris-tu, d’une telle perfection où l’écrit, le dit, le chant, le vécu intérieur sont en parfaite osmose. » Mais tu as également transposé des œuvres de classiques plus récents – cette fois, je ne cite que des écrivains qui figurent dans le « Canon de la littérature » établi par notre Académie : Louis Couperus, Cyriel Buysse, Martinus Nijhoff, M. Vasalis, Gerrit Achterberg, Lucebert, Willem Frederik Hermans, Gerard Reve et Harry Mulisch.

    G. Achterberg, L'Ovaire noir de la poésie

    GA-COUV1.pngEn même temps, tu te révèles un omnivore : tes traductions couvrent à peu près tous les genres : roman, nouvelle, journal intime, album pour enfants, livre jeunesse, théâtre, essai, B.D., roman graphique, ouvrage et article universitaires ou de vulgarisation, sans oublier, et c’est là sans doute que réside le plus grand défi : la poésie. Tout cela avec la plus grande qualité qui se puisse imaginer. Rien d’étonnant donc à ce que des prix viennent récompenser tes publications, certains décernés par des lecteurs reconnaissants : le Prix des Lecteurs de Cognac et le Prix littéraire des Lycéens de l’Euregio pour Le Faiseur d’anges de Stefan Brijs, un deuxième Prix Littéraire des Lycéens de l’Euregio, cette fois pour le roman autobiographique Je vais vivre de Lale Gül, ou encore le prestigieux prix biennal James Brockway (2018) pour tes traductions de poésie…

    Rimbaud, «Le Dormeur du Val » (autographe)

    rimbaud dormeur.pngMais d’où vient cette passion effrénée pour la littérature ? Parce que rien dans ton enfance et ton adolescence ne laissait présager que tu deviendrais un jour pensionnaire de la République des lettres et encore moins d’une Académie royale. En 1963, ton berceau se trouvait à Champdray, un minuscule village des Hautes-Vosges d’un peu plus de 200 habitants à l’époque et d’un peu moins de 200 aujourd’hui. Tes parents sont issus de deux familles de modestes agriculteurs qui habitaient, chacun, à l’une des extrémités de ce même village. Ils ne sont pas riches, chaque franc compte. Comme d’autres enfants du coin, tu gagnes un peu d’argent, par exemple en cueillant et vendant des myrtilles. En économisant, tu parviens ainsi à t’acheter, vers l’âge de dix ans, un vélo de course 10 vitesses ! Le monde agricole des parents et grands-parents est à des années-lumière du monde de la littérature, de l’art, de la musique classique, de la culture au sens général du terme. Et pourtant… Dans la petite école communale où les enfants de cinq à onze ans sont tous assis dans une même salle de classe, près du poêle, devant une institutrice qui semble tout droit sortie de la Troisième République, la graine originelle est semée : « Le dormeur du val », poème d’Arthur Rimbaud, éveille en toi la vague idée de l’existence d’un autre univers, en apparence inaccessible tant il est éloigné de cette campagne rude et pauvre.

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    Le Ventoux, vu depuis Beaumes-de-Venise (photo : Anna Veldhoven)

    Quelques années plus tard, tes parents ont fait ce que beaucoup de villageois étaient contraints de faire : partir pour trouver du travail. Ils ont déménagé, d’abord à Arbois, dans le Jura, et deux ans plus tard, beaucoup plus au sud, dans une autre commune vinicole, à savoir Beaumes-de-Venise, que beaucoup de Flamands connaissent parce qu’elle se trouve à l’ombre du Mont Ventoux, non loin de Carpentras, d’Orange, de Vaison-la-Romaine et d’Avignon. Ils sont alors gérants d’une petite épicerie pendant que tu poursuis et termine non sans mal tes études secondaires. Tu es loin d’être un élève brillant, aucun professeur ne parvient à briser ton indifférence, pas même les professeurs d’anglais et d’allemand. Pourtant, comme pour plus d’un collégien ou d’un lycéen, deux d’entre eux font la différence. Ta prof de français à Arbois qui t’incite à lire, car ta maîtrise de l’orthographe et de la grammaire françaises laisse énormément à désirer. La bibliothèque municipale offre une solution : pour quelques francs par an, tu peux emprunter quantité de livres. De même, à Carpentras, un autre professeur de français va parvenir à te captiver. Avec l’argent que tu gagnes en exerçant toutes sortes de petits boulots pendant les vacances, tu t’achètes un premier carton de livres, des classiques européens. Tes parents ne comprennent guère ce qui t’habite. « Tu vas finir aveugle à force de lire », relève ta mère. Et entre le père et le fils, un long silence s’instaure.

    F. Vanderpyl, par Lodewijk Schelfhout (vers 1910)

    PORTRAIT VANDERPYL PAR SCHELFHOUT - VERS 1910.pngQuiconque vit et lit dans de telles circonstances est à la fois gagnant et perdant. Il perd le contact simple avec son milieu d’origine et s’aventure dans un monde qui n’a, lui, absolument rien de naturel. Ce défi, tu l’as relevé avec une surprenante bravoure et avec une belle réussite. En témoignent non seulement le large éventail et la qualité des traductions que je viens de mentionner, mais aussi l’incroyable réseau d’écrivains, de poètes, d’éditeurs, de rédacteurs en chef, de consœurs et confrères francophones et néerlandophones – pour certains devenus des amis – que tu es parvenu à rassembler autour de toi au fil des ans. En témoignent également les innombrables articles et entretiens qui accompagnent ton travail, par lesquels tu places les auteurs que tu traduis et la littérature néerlandaise en général sous les feux de la rampe, non seulement dans le monde francophone, mais aussi chez nous. Nous attendons déjà avec impatience la biographie que tu prépares sur le fascinant Fritz Vanderpyl (1876-1965), cet écrivain haguenois totalement oublié, mais qui, dans la France de l’entre-deux-guerres a été « un grand seigneur » en contact étroit avec les avant-gardes littéraires et artistiques de son temps.

    D. Cunin devant la KANTL

    frank willaert,kantl,gand,académie,daniel cunin,hadewijch,vosges,rimbaudCher Daniel, la qualité et la diversité de tes traductions, ton engouement et ton amour sans faille pour le néerlandais et la littérature néerlandaise font que tu as, à juste titre, ta place au sein de notre compagnie. Au fond, l’Académie peut être reconnaissante aux deux jeunes anonymes beautés dont tu as fait la connaissance à Aix-en-Provence, car, sans elles, nous n’aurions probablement jamais pu saluer ta présence parmi nous. Et nos remerciements s’étendent à ton institutrice « vieille école » de Champdray, à tes profs de français d’Arbois et de Carpentras, et surtout à toutes celles et tous ceux qui t’ont aidé à découvrir le néerlandais de plus près – à ce sujet, je suis heureux de mentionner notre membre étranger Philippe Noble –, à la Taalunie (Union de la langue néerlandaise) qui t’a permis d’enseigner pendant dix ans la traduction littéraire à la Sorbonne ainsi qu’aux Fonds flamand et néerlandais pour la littérature qui, en donnant des aides aux éditeurs français, ont rendu et rendent encore possible l’accomplissement de ta vocation.

    Bienvenue donc en notre sein où nous attendons beaucoup de ton expertise, de tes vastes connaissances et, surtout, de ton engagement indéfectible en faveur de la langue et des lettres néerlandaises.

     

    Frank Willaert

    (version française de D. C.)

     

     

     

  • Verwelkoming

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    Verwelkoming Daniel Cunin door Frank Willaert

    Toespraak uitgeproken bij de Koninklijke Academie voor Nederlandse Taal en Letteren (KANTL), Gent, 15 mei 2024

     

     

    Geachte aanwezigen,

    chers amis et parents de Daniel,

    beste Anna,

    dierbare Daniel,

     

    Sinds in 2018 een nieuw decreet in voege trad, verkeert deze Academie in de gelukkige situatie dat ze nu ook academici en auteurs met een buitenlands paspoort tot haar gewone leden kan benoemen, zolang zij maar – ik citeer nu uit artikel 8 – “in België actief zijn in het domein van de Nederlandse taal en letteren, door hun functie of door aanwezigheid in het publieke debat.” We mogen oprecht verheugd zijn met dit ruimhartiger toegangsbeleid, niet alleen omdat ze een einde maakt aan de achterstelling van verdienstelijke auteurs en academici die in het bezit zijn van een andere identiteitskaart, maar ook omdat ze een verrijking betekent voor de Academie zelf. Juist leden met een buitenlandse achtergrond zijn bijzonder goed geplaatst om ons te attenderen op de blinde vlekken en de bedrieglijke vanzelfsprekendheden waarmee wij – als ‘Flamands de souche’ – onze taal en literatuur benaderen.

    Frank Willaert

    kantl,frank willaert,daniel cunin,toespraakAls iemand daartoe in staat is, dan zeker jij, Daniel. Als Franse vertaler van Nederlandse teksten heb je uiteraard een scherp oog voor die fenomenen die een Nederlandstalige ontgaan, omdat ze hem evident lijken. Dat kan gaan om ogenschijnlijke trivialiteiten, zoals – om een van je eigen voorbeelden aan te halen – de alomaanwezige woordjes ‘nog’, ‘wel’, ‘even’, ‘dan’ of ‘maar’, die in het Frans vaak alleen goed te vertalen zijn door een creatief gebruik van de syntaxis, dat de tekst echter meteen literairder, misschien verfijnder maar ook precieuzer en minder direct maakt dan het Nederlands. Allicht niet toevallig heeft het Frans de uitdrukking “C’est de la littérature”, voor een discours dat al te wollig of te kunstmatig is. Of neem – ik geef nu een voorbeeld van een probleem waar we bij je vertaling van onze editie van Hadewijchs liederen op botsten – het simpele feit dat de woorden ‘minne’ of ‘liefde’ vrouwelijk zijn, maar ‘amour’ in het moderne Frans mannelijk. Hoe vertaal je dan een vers als “Die minne es joncfrouwe ende coninghinne”? Maar de uitdagingen gaan natuurlijk veel verder dan taal en literatuur alleen, en bestrijken de hele cultuur. ‘Nederland,’ zei je ooit in een interview, “was voor mij, zoals Baudelaire in zijn Invitation au Voyage, het China van Europa. Alles was anders. De taal, de cultuur, de mentaliteit, het landschap.’ Deze uitspraak geeft mij de vraag in: en hoe ervaar je dan Vlaanderen, of België, dat weer helemaal anders is dan Nederland? Wellicht zullen we je daar ooit over horen en ik ben nu al benieuwd naar het exotische land waar je ons mee zal vergelijken.

     

    kantl,frank willaert,daniel cunin,toespraak

    Hadewijch, Liederen, editie V. Fraeters, F. Willaert & L.P. Grijp

    Maar juist in de fascinatie die de ontmoeting met de Andere met zich meebrengt, kan liefde ontstaan, die immers ook altijd een verlangen is om de Andere te kennen. Veelbetekenend is wat je me ooit vertelde over het allereerste begin van je liefde voor het Nederlands: dat het de ontmoeting tijdens je studententijd in Aix-en-Provence met twee mooie Nederlandse meisjes was, die in jou de liefde deden ontbranden. Uit vrees om al te nieuwsgierig te lijken, heb ik jou toen niet durven vragen of je verliefdheid de meisjes gold, dan wel Nederland en het Nederlands. Ik fantaseer maar dat het de beide zijn geweest. Want wordt voor wie verliefd is, niet alles mooi, wat met de geliefde te maken heeft? Maar verliefdheden gaan voorbij, echte liefde blijft. Ze kan niet verzwegen worden en vloeit over naar anderen. Zo ook in jouw geval. Je kon je liefde voor de nieuwe wereld die je ontdekte, niet voor jezelf houden, je moest ze meedelen aan je Franse vrienden. Je vertaalwerk is dan ook – veel meer dan alleen een middel van bestaan – liefdewerk, in de ware zin van het woord.

    kantl,frank willaert,daniel cunin,toespraakEn die liefde laat zich niet temmen. Wie op je website je verzamelde vertaalwerk overschouwt, kan niet anders dan verbluft zijn over de omvang en de verscheidenheid ervan. Het aantal auteurs van wie je werk hebt vertaald is schier eindeloos, en daar zitten heel wat KANTL-leden onder. Om de opsomming niet te lang te laten worden, noem ik hier slechts de creatieve auteurs onder ons: Annelies Verbeke, Stefan Hertmans, Anne Provoost, Koen Peeters, Willy Spillebeen, Patrick Lateur, Geert Buelens, Luc Devoldere. Ook  beperk je je niet tot contemporaine auteurs. Je vertaalde de liederen van Hadewijch, die je hogelijk bewondert en voor wie je je in Frankrijk als een ware ambassadeur hebt ontpopt. “Rares sont les pages”, schrijf je, “d’une telle perfection où l’écrit, le dit, le chant, le vécu intérieur sont en parfaite osmose.” Maar je vertaalde ook werk van recentere klassieken – ik noem slechts de namen van auteurs die in de KANTL-canon voorkomen: Couperus, Buysse, Nijhoff, Vasalis, Achterberg, Lucebert, Hermans, Reve, Mulisch. Ook ben je een omnivoor: je vertaalwerk bestrijkt zowat alle genres: romans, dagboeken, jeugdboeken, novellen, kortverhalen, theater, prentenboeken, essays, academische en vulgariserende boeken en artikelen, strips, en niet te vergeten en wellicht het meest uitdagend: poëzie. Dat alles steeds met de hoogst denkbare kwaliteit. Geen wonder dat je de prijzen van dankbare lezers aaneenrijgt: de Prix des Lecteurs de Cognac en de Prix littéraire des Lycéens de l’Eurégio voor je vertaling van De Engelenmaker van Stefan Brijs, nogmaals de Prix Littéraire des Lycéens de l’Eurégio voor je vertaling van Ik wil leven door Lale Gül, en de prestigieuze tweejaarlijkse James Brockway-prijs 2018 voor je vertalingen van poëzie uit het Nederlands.

     

    kantl,frank willaert,daniel cunin,toespraak

    Champdray (Vosges)

    Maar vanwaar komt deze tomeloze passie voor de literatuur? Want niets in je jeugd- en kindertijd wees erop dat je ooit een inwoner zou worden van ‘la république des lettres’, en zeker niet van een Kóninklijke Academie. In 1963 stond je wieg in Champdray, een piepklein dorpje in de Vogezen van destijds 260, nu slechts 190 inwoners. Je ouders komen uit twee boerenfamilies die woonden aan twee uiteinden van hetzelfde dorp. Welstellend zijn ze niet, elke franc telt. Vanaf je 5 à 6 jaar probeer je je eigen centjes te verdienen, b.v. door bosbessen te plukken. Met wat het opbrengt, koop je je eerste fiets. Die agrarische wereld van je ouders en grootouders stond lichtjaren ver van de wereld van de literatuur, de kunst, de muziek, de cultuur. En toch. In het dorpsschooltje waar de kinderen van tussen 5 en 11 jaar rond de kachel zitten bij een onderwijzeres die zo uit de Troisième République lijkt te komen, wordt de allereerste kiem gezaaid: het gedicht Le dormeur du val van Arthur Rimbaud roept het vage besef in je wakker dat er een andere wereld is, schijnbaar onbereikbaar ver van de culturele leegte waarin je je bevindt. Enkele jaren later doen je ouders wat veel dorpelingen noodgedwongen moeten doen: ze verlaten het dorp, ze verhuizen, eerst naar Arbois, in het Juragebergte, twee jaar later veel verder zuidwaarts, naar het wijndorp Beaumes-de-Venise, dat veel Vlamingen goed kennen, want het ligt in de schaduw van de mythische Mont Ventoux, niet ver van Carpentras, Orange, Vaison-la-Romaine en Avignon. Als gérants baten ze er een kruidenierswinkeltje uit, en jij doet ondertussen je middelbare studies. Je doet het ver van schitterend, geen enkele leerkracht is in staat door je onverschilligheid heen te breken, ook niet de leraren Engels en Duits. En toch, als zo vaak maken twee van hen het verschil. Je lerares Frans in Arbois spoort je aan om meer te lezen, want je spelling van het Frans is schabouwelijk. De bibliothèque municipale biedt uitkomst: voor een paar luttele francs kan je er een jaar lang boeken ontlenen. En ook in Carpentras weet een leraar Frans je te boeien. Met de spaarcenten die je in de zomer bijverdient, koop je je een eerste kartonnen doos vol met boeken. Je ouders begrijpen niet wat je bezielt. ‘Je gaat je blind lezen’, zegt je moeder. En tussen vader en zoon wordt het stil.

    F. Vanderpyl, portrait par F. Desnos

    kantl,frank willaert,daniel cunin,toespraakWie in zulke omstandigheden leeft en leest, wint en verliest tegelijkertijd. Hij verliest het ongedwongen contact met zijn milieu van herkomst, en waagt zich in een wereld, die niet de vanzelfsprekendheid heeft voor wie er is grootgebracht. Die uitdaging ben jij aangegaan met een buitengewone bravoure en met veel succes.  Niet alleen blijkt dat uit de zo-even gememoreerde reikwijdte en kwaliteit van je vertalingen, maar ook uit het ongelooflijk uitgebreide netwerk van zowel Frans- als Nederlandstalige schrijvers, dichters, uitgevers, redacteurs, collega’s, vaak vrienden, dat je in de loop der jaren om je heen verzameld hebt. Het blijkt ook uit de talloze artikelen en interviews die je werk flankeren en waarmee je de door jou vertaalde auteurs en de Nederlandse literatuur als geheel niet alleen in de Franstalige wereld, maar ook bij ons voor het voetlicht brengt. En we kijken nu al met spanning uit naar je biografie van de fascinerende Fritz Vanderpyl, die je in voorbereiding hebt, hier totaal onbekend, maar in het Frankrijk van het interbellum ‘un grand seigneur’, die in nauw contact stond met de absolute literaire en artistieke avant-garde van zijn tijd.

    Beste Daniel, de kwaliteit en de omvang van je vertaalwerk, je onverdroten inzet en liefde voor het Nederlands en de Nederlandse literatuur maken dat je zeer terecht een plaats in ons gezelschap inneemt. In feite mag de Academie de twee anonieme Nederlandse meisjes die je in Aix-en-Provence hebt ontmoet, dankbaar zijn, want zonder hen hadden we je vermoedelijk nooit in ons gezelschap kunnen begroeten. En onze dank breidt zich uit naar je oude en ouderwetse onderwijzeres in Champdray, naar je leraren Frans in Arbois en Carpentras, en vooral naar al diegenen die je nader met het Nederlands hebben doen kennismaken – en ik ben blij dat ik hier expliciet ons erelid Philippe Noble kan noemen –, ook naar de Nederlandse Taalunie die je in staat stelde om gedurende tien jaren literair vertalen in de vakgroep Nederlands te doceren aan de Sorbonne, en naar de fondsen, in het bijzonder Literatuur Vlaanderen en het Nederlands Letterenfonds, die de vervulling van je roeping als vertaler mede mogelijk hebben gemaakt en maken. Wees welkom in ons midden, waar we veel verwachten van je deskundigheid, je brede kennis en vooral van je tomeloze inzet voor de Nederlandse taal en literatuur.

     

    Frank Willaert

     

    kantl,frank willaert,daniel cunin,toespraak

     

  • Ricaner dans la nuit infinie

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    Roderik Six

    à propos de La Chambre noire de Damoclès

     

     

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimardNé en 1979, le Flamand Roderik Six est, à ce jour, l’auteur de quatre romans aux éditions Prometheus : les « trois V » ou la trilogie du mal : Vloed (2012), qualifié de premier roman « climatique », Val (2015) et Volt (2019). En ce début d’année vient de paraître Monster. Dans De boekendokter (2014), l’écrivain a rendu hommage à un confrère et ami disparu à l’âge de 35 ans, Thomas Blondeau.

    Récemment, Roderik Six a consacré un essai au plus célèbre roman du Néerlandais Willem Frederik Hermans, à savoir De donkere kamer van Damokles (1958) paru en traduction aux éditions Gallimard : La Chambre noire de Damoclès (2006).

    C’est la version française de cet essai – laquelle a fait l’objet d’un atelier de traduction zoomiste avec des étudiant(e)s de l’Université Radboud de Nimègue – que nous donnons ci-dessous.

     


     

     

     

    Ricaner dans la nuit infinie

     

    Tout le monde rêve d’être un héros.

    Aussi, pour Henri Osewoudt, la Seconde Guerre mondiale arrive à point nommé. Alors qu’il n’a que 19 ans, il a l’impression que sa vie s’est immobilisée dans un grincement. À Voorschoten, bourg arriéré, il tient un petit tabac ; chaque soir, il lui faut partager le lit avec Ria, sa laide épouse qui est aussi sa cousine germaine. On est en 1939. À l’horizon point une promesse d’aventure : pour stopper l’avance allemande, on appelle les hommes jeunes sous les drapeaux. Malheureusement pour lui, le petit Osewoudt est réformé – il lui manque un demi-centimètre ; en manière de consolation, on l’autorise à monter la garde, armé d’un fusil hors d’âge, devant le bureau de poste.

    On ne saurait appeler vie ce qui ne renferme rien de plus qu’un ennui incarné. Or, ne voilà-t-il pas qu’un mystérieux inconnu vient changer cet état de choses. Comme si de rien n’était, l’officier Dorbeck entre dans la boutique d’Osewoudt – on dirait deux parfaits sosies, à ceci près que le premier est plus beau et plus courageux que le second. Alors que le débitant de cigares dépérit dans un quotidien tout rabougri, Dorbeck opte pour une vocation pleine de risques : la résistance et la clandestinité. Il tend la main à Osewoudt : ensemble, ils combattront l’occupant.

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimardPendant les missions qu’il accomplit la nuit venue, ce dernier reprend vie. Du jour au lendemain, le voilà qui exécute des gens ; du jour au lendemain, le voilà qui se coule dans des villes plongées dans l’obscurité, porteur des messages codés ; du jour au lendemain, le voilà qui se glisse entre des draps avec une belle espionne. Le fait qu’il ne revoit jamais son mentor Dorbeck ne l’inquiète pas : il reçoit les instructions de ce dernier par téléphone et éprouve un plaisir sans mélange à mener, dans l’ombre, une existence de héros. Une fois la guerre terminée, une médaille lui échoira à coup sûr.

    L’amateur familier de l’univers sadique de W.F. Hermans sait que les espoirs d’Osewoudt seront réduits à néant. À la Libération succède la désillusion : les Alliés arrêtent le jeune homme, on l’accuse de haute trahison – beaucoup trop de ses connaissances ont été dénoncées et déportées pour que cela ne paraisse pas suspect. Le seul à même de le disculper, l’illustre chef Dorbeck, demeurant introuvable, le boutiquier est dans l’incapacité de prouver qu’il se trouve du bon côté de l’Histoire. L’épée de Damoclès pendille au-dessus de sa tête. À la dernière page du roman, Hermans tranche le fil ténu et scelle ainsi le sort d’Osewoudt.

    La question centrale à laquelle le lecteur de La Chambre noire de Damoclès doit répondre correspond à une énigme qui taraude Osewoudt lui-même : Dorbeck a-t-il existé ? Osewoudt aurait-il créé un double pour échapper à son existence mesquine ? Compte tenu de ses antécédents psychiatriques – une mère déclarée folle après qu’elle a eu tué son mari –, on ne peut exclure, en ce qui le concerne, un cas de dédoublement de la personnalité, ce en quoi lui-même ne semble pas croire. N’a-t-il pas pris trop plaisir à son existence héroïque pour en reporter tout le poids sur un alter ego ?

    Le thème d’un double meilleur (ou pire) que soi est un classique du canon littéraire. On pense spontanément à L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert L. Stevenson, au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde ou à un roman plus récent :  Fight Club de Chuck Palahniuk. Cependant, mener à bien pareille entreprise ne va pas de soi. Il revient à l’auteur de disséminer assez de points de ressemblance pour semer le doute tout en gardant les (deux ?) protagonistes suffisamment séparés l’un de l’autre afin d’entretenir une tension entre eux. Chose que réussit W.F. Hermans avec virtuosité : à la fin du roman, le lecteur hérite du dilemme – il existe autant d’arguments en faveur de l’une des interprétations que de l’autre.

    Mais est-ce important ? Sous le thème du double se propage un nihilisme qui dévore tout. Alors que le détenu Osewoudt entame une conversation avec un SS, le romancier déploie sa vision du monde. Le jeune Allemand nie toute moralité : « Celui qui sait qu’il mourra un jour ne peut concevoir une morale absolue ; pour lui, la bonté et la miséricorde, c’est de l’angoisse déguisée et rien d’autre. Pourquoi adopter un comportement moral alors qu’on est de toute façon condamné à mort ? Tout le monde se retrouve un jour ou l’autre condamné à mort. »

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimardL’inévitable mort décharge chaque être humain de toute moralité – dans l’univers absurde de Willem Frederik Hermans, des termes tels que « bien » et « mal » ne sont que creux bêlements. Que nous importe qu’Osewoudt soit un aliéné ou une pauvre andouille tombée dans le piège d’une conspiration ? La réponse du SS, sa devise, est on ne peut plus simple : Désespérer et mourir !

    Heureusement, dans l’univers cruel de Hermans, une place revient aussi au rire. La Chambre noire de Damoclès regorge de clins d’œil sardoniques. Ainsi, la trame du roman d’espionnage forme l’antipode maladroit de ce que l’on trouve en principe chez un Ian Fleming. Pas d’action rationnelle, pas de dîners dans des casinos où l’on rivalise d’élégance à côté de triples scélérats, pas de femmes fatales en robe du soir. Hermans détaille le nombre de trams et trains qu’Osewoudt doit prendre pour atteindre ses destinations « aventureuses » ; les réunions clandestines se déroulent dans des arrière-salles miteuses ; les ébats sexuels tournent à une pathétique gymnastique.

    Il faut dire que la base d’opérations du boutiquier est, non une métropole à la mode, mais un bourg de rien du tout, le trou du cul du monde pourrait-on dire en exagérant un peu. Son tabac porte comme enseigne le nom Eurêka, mais sous l’effet de la rouille, les lettres « E » et « K » se sont estompées si bien qu’on lit « urea », autrement dit le latin d’urée, ce résidu physique qu’on appelle couramment « pisse ». De surcroît, dans un cadre nihiliste, il est assez drôle de voir Osewoudt aller au-devant de son destin… en pyjama. N’avez-vous jamais fait ce honteux cauchemar : vous vous présentez à la plus importante réunion de votre vie... en peignoir ?

    Chacune des pages de La Chambre noire de Damoclès manifeste la maîtrise de W.F. Hermans. Chaque moyen littéraire est au service du matérialisme profondément ancré dans l’esprit de l’auteur, sans que le lecteur n’ait jamais l’impression d’être en train de lire un pamphlet philosophique. Tout le monde rêve d’être un héros, tout le monde finit en lâche. L’homme est une créature insignifiante qui trébuche, nue, dans le noir, incapable de changer son destin. À chaque fois que cet empoté d’homoncule se cogne la tête, on entend Hermans ricaner entre les lignes. Et le lecteur de ricaner avec lui.

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

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    Roderik Six       © Johan Jacobs